Quelques extraits de livres…

Extrait 1

Les origines d’un homme sont ses fondations. Elles le dessinent, le façonnent, le révèlent bien plus qu’il ne le pense, et quoiqu’il s’en défende. Il peut en être fier ou vouloir les fuir, elles restent dans ce creux du soi, occupant le terrain de l’âme. Portées aux nues ou enterrées, elles sont partie intégrante de son être. Elles sont ce lien étroit et si dense qu’il ne peut s’émousser, et portent à merveille ce nom de racines, capillarités au plus profond du sol maintenant debout pour braver les tempêtes.

J’imagine les origines de deux ordres : familial et géographique. Ces deux ancrages forgent un caractère à l’image d’une éducation bien sûr, d’exemples parentaux, mais aussi à celle d’un climat, d’un relief, d’une histoire locale. Les terres arides ou les plaines lisses portent en leur sein des destins différents par nature. Mêler les Cévennes natales et ses successions de crêtes et d’étroites vallées fortement encaissées, à une histoire familiale russe réduite au silence à jamais, il n’en fallait guère plus pour lancer les bases d’un caractère trempé, et d’une fidélité ancrée.

La vie ne serait pas la vie sans virages ni obstacles incontrôlables. Sans joies indéfinissables ni beautés inoubliables. Sans conscience ni discernement de son impermanence, l’essentiel nous échappe.

Il est parfois dans le chemin des occasions forçant cette conscience qui s’abrite sans crier gare derrière une certaine cécité volontaire et pleutre.

Cela fut mon cas. Le temps de vivre est arrivé à son terme un jour parmi d’autres, il me fut rappelé assez rapidement que je n’étais que locataire de cette terre et que mon bail arrivait à son terme. Faut-il croire que la leçon était suffisante, mon heure ne fut pas celle-là. Pour autant, il y eut un avant et un après. Il est assez troublant de constater que l’on peut changer en restant soi-même, le curseur de la gravité se déplace considérablement, la personnalité demeure intacte, et les repères de la vie remontent à fleur de peau. La sagesse et l’épanouissement ultimes seraient-ils l’apanage des miraculés ? Faisant partie du lot, je ne peux que me réjouir de cette chance qui me fut donnée pour profiter pleinement d’une renaissance offerte.

Mais alors, comment garder ces trésors pour soi, comment ne pas partager, ne pas transmettre, ne pas offrir à son tour ?

Ce livre est fait pour cela, afin de remercier la vie dans sa globalité, de rendre hommage à tout ce qui m’a construit, et transmettre à ma fille son héritage le plus précieux, celui de ses racines, afin qu’un jour, elle aussi s’asseye devant ces terres cévenoles, entre en communion avec elles, et sente mon cœur y battre.

Extrait 2

Celui qui me dit qu’il ne connaissait pas la peur est un menteur. Nous vivions la peur au ventre. Les tirs étaient permanents, la terreur s’installait partout.

J’étais plus vieux que mes sapeurs, à l’âge que j’avais on réfléchit, mais quand on a dix-huit ans, qu’on n’a pas choisi d’être là, on ne voit que des ennemis. Le raisonnement est absent, la haine seule se construit et demeure.

La peur véritable, qui vous glace les os, ce n’est pas quand il se passe des choses terribles, cette peur anesthésiante est quand il ne se passe rien.

Nous étions en zone interdite, nous posions des mines, nous manipulions du courant électrique de 20 000 volts que nous coupions pour travailler et rallumions une fois le travail terminé et réalisions les gardes de nuit.

Imaginez-vous, vous avez dix-huit ans, vous êtes seul dans la nuit sur un chemin entouré de mines, il n’y a pas un bruit à des kilomètres à la ronde. Vous montez la garde toutes les deux heures, guettant le moindre mouvement ennemi dans un silence assourdissant. Vous creusez au fond de vous pour trouver suffisamment de force pour tenir, quand vous entendez des craquements au loin, qui se rapprochent de plus en plus. La sueur perle sur votre front malgré l’air glacial, vous êtes pris d’une terreur qui vous soulève les entrailles, cette peur est inimaginable tant qu’on ne l’a pas vécue au fond de soi.

Vous entendez ces pas qui s’approchent, rien d’autre qu’un ennemi ne peut venir ici, vous le savez, vous allez tirer, vous devez tirer.

Ces craquements que vous prenez pour un autre à abattre s’approchant inexorablement de vous, ce ne sont rien que les cailloux qui éclatent sous la différence de température entre le jour et la nuit. Les 40° le jour et les -15° la nuit provoquent ces fêlures que vous découvrez à vos dépens.

Au milieu de ce silence, de cette zone de guerre, de ce temps arrêté, ces craquements cristallisent à eux-seuls la terreur permanente, la peur intestine.

Vous ne parvenez pas à vous contrôler ? Vous tirez sur ces pas que vous jurez avoir entendus ? Vous réveillez toute la section, c’est le branle-bas, l’alerte est donnée, les ennemis réels potentiellement présents alertés eux-aussi par votre état de peur, début de leur victoire. C’est cette même peur horrible que ressent le jeune qui monte seul la garde de nuit.

Extrait 3

J’ai vu le jour le …  à Clermont-Ferrand. Je suis le fruit d’une alliance improbable de parents qui n’avaient rien pour se rencontrer, le fruit également d’une histoire familiale regroupant en son sein des personnages illustres au charisme l’étant tout autant, ayant mené des vies peu communes. Être en mesure de se faire une place au milieu de cette histoire ne fut pas aisé, et porter le poids d’un héritage qui pourtant vous a échappé ne le fut pas non plus. C’est ainsi. […] Ma maman était d’une beauté rare, d’une beauté qui vous marque en plein cœur et qui ne s’oublie pas. […] Elle née en 1921, mon père en 1926, deux milieux diamétralement opposés, et malgré le charisme féminin éblouissant qu’elle animait avec grâce, l’alliance de mes parents était en effet improbable… […]

Mon grand-père était une figure emblématique du Mont Dore. Doté d’un physique hors norme, il ne laissait personne indifférent. Mesurant 1m85, ayant des yeux bleus à tomber à la renverse, arborant une moustache, tel un trophée, possédant des mains faisant deux fois les miennes, il marquait profondément chaque personne qui croisait sa route.

Cet homme au charisme solaire impressionna tant de monde qu’un article dans le journal « la Montagne » lui fut même consacré. Cet article relatait un épisode incroyable se déroulant au début du XXème siècle. Le 9 janvier 1910, à la ferme de Puy May perdue dans la montagne ensevelie sous la neige, derrière le Puy Gros et la Banne d’Ordanche, un homme jeune encore nommé … était gravement malade. Le docteur … avait diagnostiqué un phlegmon à la gorge et prescrit des remèdes. J. avait sept enfants, mais un seul fils, également prénommé J. C’est lui qui fut désigné pour descendre les chercher par la Montille et la Fougère jusqu’au Mont Dore où il n’arriva qu’à 9h, avec de la neige jusqu’au ventre. Il alla trouver le maire qui intervint pour l’amener chez le pharmacien et il put repartir avec ses précieux médicaments, accompagné par trois Montdoriens pleins de bonne volonté, mais qui capitulèrent après la Fougère, n’en pouvant plus dans cette neige épaisse. J. peut-être plus solide mais doté surtout de sa volonté de fer, continua seul sa pénible ascension, et il arriva à sa ferme de Puy-May à 1h du matin. Mais l’état de son pauvre père s’était aggravé, il fallait une intervention chirurgicale sur place. Après un bref repos de 2 heures, le jeune … qui n’était alors âgé que de 17 ans dut repartir à 3h du matin pour … où devait se rendre le docteur …, chirurgien de Clermont-Ferrand, mandé par son confrère. Il sella sa jument et partit dans la tourmente qui hurlait sur la montagne. Prit dans les tourbillons de l’Ecir, il s’égara rapidement, et ne pouvant plus rester en selle, il s’agrippa à la queue de sa jument, faisant confiance à l’instinct de la brave bête qui continua le chemin, traînant son jeune maître dans la neige, lui faisant traverser le lac de Guéry gelé, et l’amenant chez le cantonnier dont la maison existe toujours, sur les bords du lac, à l’enseigne « au relais du Guéry ».

Les tenanciers d’alors se levèrent pour réconforter le garçon et sa monture, qui purent ensuite reprendre la route par le Chausse, pour arriver à … à 7h du matin. Le docteur clermontois, arrivé par le train à la gare de la Miouze avec un sérieux retard dû aux congères du Vauriat, avait pu lui aussi rejoindre…

Dans ce petit pays où on tenait la famille … en haute estime, l’histoire s’était répandue, et les bonnes volontés agissantes mobilisèrent pour les deux docteurs dix hommes, douze chevaux et un traîneau.

Les dix cavaliers accompagnant J. se relayaient sans arrêt pour faire la trace aux deux chevaux tirant le traîneau des médecins, et franchissant des congères de plusieurs mètres ; ils arrivèrent à Puy-May à midi.

Le malade fut opéré, mais trop tard peut-être, car malgré toute cette belle solidarité montagnarde, il mourut dans la soirée. C’était le … 1910.

Son enterrement devant avoir lieu à Saint- Sauves, il fut transporté sur un traîneau, avec les plus grandes difficultés, et l’aide des deux chevaux de sa ferme de Puy-May et des quatre chevaux de la Clé-du-Lac.

Le parcours s’effectua derrière la Banne par les sapins de Laqueuille et le bourg du même nom.

Cette histoire toute simple d’une époque qu’on a tendance trop facilement à appeler « le bon vieux temps » ne l’était pas pour tout le monde ! Elle est authentique. Le jeune …, ce fils courageux de l’histoire, avait 82 ans au moment de l’article paru dans les années 1975. Il s’agit de mon grand-père.